Le Grand Mystico, le spectacle de Slimka

 

Cette analyse est entièrement personnelle, elle ne prétend pas détenir la vérité sur ce qu’a voulu transmettre

l’artiste mais tente seulement d’exprimer ce que l’auditeur a ressenti lors de son écoute

 

Lorsqu’Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature en 1957, il prononce un discours où il prétend que « celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous ». En 2024, Slimka semble contredire cette affirmation, en avouant que sa seule ressemblance avec les autres, c’est qu’il est différent. En effet, nous nous sentons tous différents, nous pensons tous être uniques, mais au lieu de montrer notre originalité, nous préférons ressembler aux autres, afin de rester dans la norme. Slimka, lui, assume cette différence et défie le jugement des autres, quitte à être marginalisé. Dans le Grand Mystico, il fait de cette différence une force, par son look, son univers mais surtout par sa musique. Alors déchirez votre ticket, achetez vos popcorns sucrés et rentrez dans le chapiteau de Slimka pour le plus grand spectacle de Suisse, le Grand Mystico

 

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Le Grand Mystico, un Freak show musical

 

2 février 2024. Il est aux alentours de minuit lorsque l’auditeur de rap lambda décide de lancer le dernier album de Slimka, attiré par la beauté de la cover et la générosité des featuring sur la tracklist. Il lance l’album, et, alors qu’il s’attend à entendre le rappeur suisse, des roulements de tambour et des trompettes (apercevables sur la cover de l’album) carillonnent à ses oreilles. Une voix féminine mystique prononce des mots qu’il ne comprend pas sur le moment. A la fois envouté et terrifié, il ferme les yeux et voit un gigantesque chapiteau, au milieu d’une gigantesque foire. Au centre de ce chapiteau, des spots multicolores s’allument et se braquent sur un homme avec des pics en guise de cheveux. Cet homme, du nom de Slimka, se déclare présentateur, montre ses talents au public ( il peut cracher de la fumée, faire la danse du feu, mais surtout, il peut donner de l’amour ! ) et à partir de là, l’auditeur, que dis-je, le spectateur, est embarqué dans un show à la bizarrerie merveilleuse. A la fin du spectacle, il est incapable de dire s’il a aimé tant la proposition était originale, hors du commun, mais ce qui est sûr c’est qu’il a vécu une expérience inoubliable.

 

Le grand Mystico, c’est un spectacle auditif mais pas n’importe lequel, c’est un freak show : une exhibition d’êtres humains spéciaux, bizarres, du moins différents, aux malformations hors-normes. Si la danseuse complètement folle du clip de Jamais comme les autres peut faire penser à un « monstre » en liberté échappé d’un freak show, c’est dans le clip de Mystico que l’on saisit que ce spectacle circassien a quelque chose de monstrueux. En effet, la première fois que Slimka apparait dans le clip, il est enfermé dans une cage au milieu d’une foire, à l’instar des « monstres » des freak show, et le personnage principal est amené de force dans une boite où il va être scié, pour la seule raison qu’il lui manque son œil droit. On peut croire que Slimka va le sauver de son handicap par ce tour de magie mondialement connu, mais on peut également interpréter ce découpage corporel comme le rejet de la société des gens différents, simplement parce qu’ils ont un œil en moins par exemple. Mais au-delà de Slimka et des personnages fantaisistes de ses clips, ses invités semblent également s’exposer volontairement au public afin de faire de leur malformation un pouvoir, de leur différence une force. Par exemple, Wit. possède des ailes lui permettant de léviter voire même de « quitter la terre », Deen Burbigo se compare à Spider-man et se moque des « moldus », Rounhaa est capable de « marcher sur la lune » et moe damour possède un démon en lui. Dans ce grand spectacle, chaque nouvel invité semble être un nouveau numéro de cirque. Et même d’autres artistes, qui ne revendiquent pas de talent particulier, possèdent également leur propre numéro, comme Enchantée Julia qui danse sous les étoiles.

 

C’est donc Slimka qui débute cette foire sur le morceau Nouvelle aventure en annonçant « c’est toujours moi qui présente » ayant pour but de « donner de l’amour ». Lui et le producteur Théo Lacroix plongent immédiatement l’auditeur dans cette foire fantastique, Théo Lacroix par son instrumentale circassienne et mystique isolée durant plus de 50 secondes, et Slimka par l’évocation de fumée, de sirènes et de la danse du feu. Nous retrouvons cette ambiance sombre propre au cirque propre deux morceaux plus tard, sur White Horse, où cette fois le rappeur suisse se place en tant que spectateur, situé juste à côté de l’auditeur, en rappant « posé dans la tribune J’allume ma tige Ce soir il fait froid C’est la pleine lune Toi aussi t’aimes bien le noir Il fait sombre dans le Circus ». Dans ce cirque, Slimka est donc omniprésent, c’est à la fois le présentateur, le numéro principal et le spectateur, tout comme son rôle sur l’album, car il est à la fois auteur, interprète et parfois même producteur sur plusieurs morceaux. Dans la suite de la chanson, « l’enfant du peuple » prolonge cet univers du cirque sur la production carnavalesque de Varnish la Piscine, avec la présence « de confettis dans des canons », de « feux d’artifices » et d’un « cheval blanc qui tourne en rond », certainement l’un des numéros du spectacle. Il tient cependant à préciser dans le morceau que son spectacle est payant, exprimant par là son besoin d’argent, que l’on retrouve à de nombreuses reprises sur l’album. Cependant, le morceau de l’album où l’ambiance propre à la foire semble la mieux retranscrite, c’est bien sûr Jamais comme les autres. En effet, au-delà du clip se déroulant dans une véritable foire, l’instrumentale du morceau, composée par Théo Lacroix, plonge directement l’auditeur au centre d’un chapiteau ou d’une foire boueuse, que ce soit par la flûte festive et médiévale en introduction, les roulements de tambour, les trompettes ou encore le bruit de ressort amusant. Entre la production de ce morceau-là, celle de Nouvelle aventure ou encore le piano grandiose de Mystico, ce genre d’instrumentale est extrêmement surprenante, surtout dans le rap français ou rien n’avait été composé auparavant dans ce registre. Si Slimka et les producteurs du grand Mystico désirent retranscrire à la perfection l’ambiance des foires, c’est avant tout pour exprimer l’originalité extrême de Slimka, sa marginalité, ou tout simplement, sa différence.

 

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Slimka, un humain différent, un artiste unique

 

En effet, le cirque, la foire et le monde du spectacle représentent l’univers parfait pour le rappeur suisse, car il n’y a pas plus marginal que les forains, les banquistes, des nomades sans le sou parcourant le monde afin de montrer leur art si particulier et hors norme au public. Slimka s’identifie donc totalement à ces gens en tant qu’artiste mais également en tant qu’humain, car la différence, l’originalité, c’est quelque chose auquel il est sensible depuis très jeune. En effet, a toujours eu un look différent des autres, et pour cet album son apparence est poussée à son paroxysme, notamment par ses cheveux en pics. Ce look qu’on peut qualifier de radical n’est cependant que le reflet de la musicalité unique du Grand Mystico, qui prend constamment l’auditeur à contre-pied par son originalité et sa différence radicale avec ce qui se fait dans le rap français, principalement avec les instrumentales foraines, dansantes mais parfois spatiales, les flows uniques pris par Slimka, entre lesquels il alterne rapidement avec une facilité déconcertante, et les choix surprenants de featuring. En effet, sur cet album, « l’enfant du peuple » a souhaité emmener ses invités sur d’autres genres de prod, d’autres terrains auxquels ils ne sont pas habitués. L’exemple parfait, c’est le morceau J’avance, où Slimka amène Enchantée Julia, une chanteuse de néo-soul, sur des sonorités rap, la sortant ainsi totalement de sa zone de confort. Il invite également sur le même morceau Deen Burbigo, un rappeur réputé pour son kickage pur et puissant et ses rimes riches et précises. Face à un tel mélange de styles, le morceau aurait facilement pu être un raté, et pourtant le mélange entre le rap et le chant, ainsi que les univers et les genres des trois artistes opère à la perfection et le résultat est une totale réussite.

 

Et c’est le but de ce grand spectacle, surprendre l’auditeur en lui faisant aimer des morceaux totalement inattendus et différents les uns des autres, à l’instar du cirque, où aucun numéro ne se ressemble, mais où tous provoquent des émotions chez le spectateur, du plaisir à la peur en passant par le rire ou même l’état d’hypnose. Cependant, selon Slimka, il ne fait pas exprès d’être aussi différent des autres mais qu’il est simplement lui-même, dans sa personne comme dans sa musique. Sa différence avec les autres, c’est qu’il assume d’être différent, il ne craint pas le jugement des autres et s’habille et fait sa musique comme il l’entend. C’est d’ailleurs justement pour cela que tout le monde peut s’identifier à lui, car il assume ce que tout le monde n’ose pas, vivre librement sans craindre la critique. Il met d’ailleurs cette liberté de vivre en image sur le morceau Moonwalk en featuring avec le rappeur Rounhaa, avec « J’danse au milieu d’la street, les voitures klaxonnent ». Sur l’album, il tient à rappeler qu’en étant lui-même, il se différencie malgré lui drastiquement des autres et du conformisme imposé par la société, en rappant notamment « on fait tout ce qu’ils ont peur de faire » , « nous on baise les codes » ou encore « je n’ai jamais pu faire comme les autres ». Dans ces deux dernières phases, nous ressentons malgré tout qu’à un moment il a dû contourner, refuser les codes qu’on a voulu lui imposer, et que les conséquences ont été telles qu’il a essayé mais qu’il n’a « jamais pu faire comme les autres ». En effet, cette différence suscite des reproches de la part de ceux ancrés dans la norme, comme il l’explique sur le refrain de Mystico en répétant une dizaine de fois « dégueulasse, affreux », comme si sa musique était qualifiée ainsi par ceux qui ne le comprennent pas à cause de leur fermeture d’esprit.

 

Ces tristes conséquences infligées par la société cruelle et conformiste, il les évoque dans l’album, notamment en annonçant dans l’introduction qu’il est « celui que tu retrouves à l’écart du troupeau » ou en chantant sur le refrain du morceau Anti-Social, en featuring avec le rappeur suisse Makala, « des fois je suis anti-social ». Cette différence assumée lui a donc valu d’être écarté socialement, d’être marginalisé, tout comme les forains et les artistes du cirque sont écartés de la société. En interview, il confirme ce rejet en affirmant que plus jeune, il était souvent le seul à être refusé en boite de nuit et qu’il est souvent mal à l’aise socialement avec la plupart des gens. Cependant, cela le rapproche des artistes mais également de ceux qu’ils aiment, comme il le prouve sur le morceau T-Shirt avec « mettre bien à l’abri tous les gens que j’aime, pour les autres je serais froid comme neige ». De plus, Slimka ne semble pas particulièrement affecté par cet éloignement des autres, car selon lui, la plupart des gens qui l’écartent volontairement sont des clones inintéressants incapables d’être eux-mêmes. Il les définit avec humour sur le morceau Mouladay comme « ce genre qui créé des pages « outfit of the day », c’est ce genre qui vient te dire comment tu dois t’saper ». Il critique évidemment leur uniformité et leur fermeture d’esprit en rappant « à quoi ça sert d’ouvrir les yeux si ton esprit est fermé » sur J’avance et en énumérant, sur l’interlude Sur le chemin, différentes caractéristiques du rap et en répétant « leurs » en début de phase et « tous les mêmes » à la fin. Cette originalité lui permet donc de vivre, de s’exprimer, d’être libre dans la vie comme artistiquement, mais également de transmettre des émotions à l’auditeur, souvent contradictoires.

 

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Le grand Mystico, cirque joyeux ou triste foire aux monstres ?

 

Au premier abord, Slimka semble être porteur d’amour et de joie, et son spectacle semble être le médiateur entre le spectateur et l’amour qu’il souhaite transmettre. Il tient d’ailleurs à le montrer dès l’introduction de l’album avec « je donne de l’amour y a trop de haine ici », faisant référence à certains rappeurs se servant souvent de leur haine pour faire de l’égotrip. Il s’en prend à nouveau à un grand nombre de rappeurs sur Jamais comme les autres avec « dégueulasse comme ce game est… Ils vont finir par se noyer dans leur tristesse » où il fait allusion aux rappeurs souvent issus de la nouvelle génération portant la tristesse presque comme leur marque de fabrique. Il leur reproche ici de constamment forcer leur fausse tristesse et de la transmettre à outrance par leur musique néfaste à l’opposé de la sienne, porteuse de joie et d’amour. Afin de transmettre ces émotions positives, il se sert à plusieurs reprises du pouvoir libérateur de la danse, comme les danseurs dans les spectacles ou les cirques, en rappant « j’danse au milieu d’la street, les voitures klaxonnent » sur Moonwalk et « je fais la danse, la joie » sur Shake, en featuring avec Kobo. Si Slimka ne prône pas directement l’amour ou le bonheur, certains morceaux possèdent des sonorités et des mélodies joyeuses, comme White HorseJamais comme les autres, ou encore Mouladay, dans lequel l’argent semble sublimer la vie du rappeur suisse. De plus, l’univers du cirque est souvent perçu comme un endroit particulièrement joyeux, que ce soit pour ses couleurs multicolores, son aspect enfantin ou encore la figure du clown, ayant pour unique but de faire rire ou du moins faire sourire le jeune public grâce à son humour burlesque.

 

Cependant, après plusieurs écoutes de l’album, il semble probable que cette joie ne soit qu’une façade pour cacher la tristesse et la cruauté qui le démangent. Si Slimka semble vouloir cacher sa tristesse, qui se manifeste ainsi quasiment qu’en tant qu’allégorie de l’eau, avec « désolé si j’t’ai fait pleurer », « Zdefon sous la pluie », « elle veut m’enlacer sous la pluie, ça va finir mal, j’te le garantis » ou encore « que du seum un océan dans les yeux », sa haine et sa cruauté semblent émaner directement de lui, que ce soit par son sourire démoniaque et sa scie très coupante sur le clip de Mystico, les phases « Dans la movie je suis comme Dark Je mets la concurrence dans le panier Everyday, j’deviens de plus en plus méchant » sur le même morceau ou encore les phases « t’as peur d’un gun j’en dégaine deux, Shoot comme un gars deker ils déguerpissent » sur Jamais comme les autres. Ces deux sentiments cohabitent aisément puisque comme Slimka est affecté par une grande tristesse, comme le montrent également le titre et les sonorités du morceau Anti-Social, semble vouloir infliger cette tristesse aux autres, rendre les gens aussi tristes que lui. Il le montre sur 412, en featuring avec moe damour, avec « Shoot sur toi t’as mal tu pleures, une mer de larmes et de sueur ». De plus, si le cirque est porteur d’amour, c’est également un endroit lugubre et étrange où certains artistes font semblant de scier des gens, où d’autres crachent du feu et où d’autres encore lancent des couteaux. Même le clown peut être parfois triste et souvent effrayant, comme en témoignent la coulrophobie, le terme utilisé pour parler de la peur des clowns, ou encore les nombreux livres et films d’horreur où le clown est diabolique et sanguinaire. De plus, les freak show sont réputés pour être des endroits sombres et effrayants, à cause de la présence de « monstres » souvent en cage.

 

Alors, le Grand Mystico, un spectacle d’où l’on sort le cœur battant et le sourire aux lèvres ou la larme à l’œil et les genoux qui tremblent ? En vérité, un peu de tout cela, et c’est le point fort de Slimka. Tout au long de l’album, le paradoxe entre joie et tristesse, entre amour et haine subsiste comme pour montrer que l’on peut ressentir les deux dans un très court instant, parfois même en même temps. La représentation parfaite de ce paradoxe, c’est Mr Happy, le présentateur de la tournée de Slimka. En effet, si l’on s’attend, par la simple signification de son nom, à ce que ce soit quelqu’un de très joyeux, Slimka nous le présente dans un teaser lugubre et inquiétant où le sourire de ce présentateur semble sadique, à l’instar d’un méchant de fiction comme le Joker ou le chat du Cheschire. Mais ces quatre émotions ne sont pas nécessaires pour Slimka, qui souhaite transmettre toujours plus à son auditeur. En un album, le rappeur arrive à délivrer un déluge d’émotions, parfois même contradictoires, toujours de manière simple, sans jamais force le trait. En effet, le spectacle débute par Nouvelle Aventure, qui procure beaucoup de joie, que ce soit par son instrumentale ou par l’énergie de Slimka. Dans la suite du spectacle, ce dernier nous présente, pendant plus d’une trentaine de minutes, son éventail de numéros, du très motivant J’avance au très festif Mouladay en passant par l’effrayant Mystico ou encore les tristes Slow Down et Anti-Social. Comme lorsque l’on va au cirque, on écoute l’album de Slimka pour avoir des sensations et ressentir des émotions, et on en ressort heureux, effrayé, motivé, en dansant, en pleurant, ou bien les cinq en même temps, si bien que la première écoute peut être déconcertante pour certains. Ce qui compte, c’est que cette écoute a été unique, et qu’elle nous a fait ressentir quelque chose, à l’inverse de la plupart des albums en tête des charts, souvent fades ou porteurs d’une seule émotion.

 

Conclusion

 

Le Grand Mystico, c’est l’un des albums les plus forts et les plus impressionnants de ce début d’année. En 14 titres, quelques clips et un teaser, Slimka et son équipe arrivent à créer une ambiance propre au cirque et au freak show à la fois fidèle et envoutante. A travers une direction artistique jamais empruntée auparavant dans le rap français, « l’enfant du peuple » nous présente sa troupe et ses numéros, tous plus différents les uns des autres. Le but de Slimka avec ce gigantesque spectacle, c’est d’exprimer sa différence avec les autres, sa marginalité, mais surtout il tient à nous faire ressentir des émotions, car la musique, et plus généralement l’art, c’est avant tout des émotions, des sentiments que nous pouvons enfin exprimer librement, et ce qui nous permet de vivre.

 

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Ecrit par Lucien Rocques