Haven, l’envol de Bupropion
Haven, l’envol de Bupropion
Cette analyse est entièrement personnelle, elle ne prétend pas détenir la vérité sur ce qu’a voulu transmettre
l’artiste mais tente seulement d’exprimer ce que l’auteur a ressenti lors de son écoute.
En Anglais, « Haven » signifie «havre », un abri heureux et calme, souvent accolé au complément du nom « de paix ». Au premier abord, le « Haven » de Bupropion, ce serait une maison vide au bord de l’eau. Cependant, le jeune artiste n’est pas heureux dans ce refuge, il lui manque quelque chose, ou plutôt quelqu’un, une femme plus précisément, mais pour la retrouver, il doit s’élever au-dessus de ce triste monde. Attachez vos ceintures, fermez les yeux et ouvrez vos oreilles, déployez vos ailes et prenez votre envol car Bupropion vous emmène au « Heaven ».
Un voyage musical
Haven, ce n’est pas un ep banal, mais un voyage de 24 minutes, une envolée vers le ciel qui ne s’arrêtera pas avant d’avoir atteint l’espace, une bouffée d’air frais, nous emportant loin de notre monde anxiogène. Pendant ce vol, Bupropion nous ouvre son cœur et ses pensées et se livre directement à nous, et chaque phase, chaque mot, chaque lettre du projet est importante, et ne pourrait être supprimée, sous risque de faire perdre du sens à sa musique. C’est donc une ballade céleste faite de mots, intimes et touchants, mais également de notes, car si Bupropion était un oiseau, ses ailes seraient les productions aériennes, épurées et planantes, composées par lui-même et Moneo, permettant à ses mots de s’envoler des oreilles jusqu’à l’âme de l’auditeur. Parfois même, comme il l’assure dans l’envolée au ciel avec « les mots parlent moins que les silences », les mots deviennent impuissants et les notes demeurent seules. Cet isolement permet à la musique de Bupropion de guider le voyageur, tout d’abord jusqu’au ciel avec le piano pur et instinctif de l’envolée au ciel, puis jusqu’au paradis voire l’univers (selon l’interprétation ou peut-être la religion de l’auditeur) avec les notes spatiales et oniriques du morceau Virga. C’est une forme de musique assez singulière, très loin des standards du rap actuel, rien que pour son absence de drums ou son aspectreposant. Mais si, à quelques exceptions près, les instrumentales lénitives semblent chargées de tristesse lors des couplets du jeune rappeur, elles semblent s’élever lors des refrains et décharger la dose d’espoir, la bouffée d’air qu’elles contenaient secrètement depuis la première seconde du morceau, pour finalement retomber dans leur mélancolie originelle. Dans Haven, cette forme est en accord avec le fond, car si Bupropion peut délivrer des messages d’espoir, c’est avant tout un garçon transportant une mélancolie que rien ne semble atténuer. En effet, parfois, l’artiste ailé situé « entre la terre et le ciel » semble vouloir connaitre le même destin qu’Icare, et « rêve de descendre là où vont les rêves ». On peut y voir une certaine forme de résignation car il accepte les deux destinations puisque selon lui, « le ciel en a fait monter certains et en descendre d’autres ». Sur pourquoi, il prétend d’ailleurs qu’il a « dû tomber haut », comme si même le voyage dans lequel nous étions embarqués n’était qu’une chute sans fin. Cette attirance pour la chute ne peut s’expliquer que par une seule raison, sa tristesse.
Une tristesse inconsolable
Tout au long de l’ep introspectif, l’artiste se dépeint comme quelqu’un d’extrêmement malheureux. En effet, tous les morceaux comportent des phases faisant allusion à la tristesse, à travers les thématiques des larmes, de la mort ou encore du bonheur, toujours accompagné d’une négation. Le plus récurrent de ces thèmes est certainement celui des larmes, omniprésentes dans ses textes comme dans les yeux de la femme à qui il s’adresse constamment (« J’ai roulé ma bosse sans voir, combien coulaient toutes tes larmes ») comme dans le monde tout entier (« Y a des pleurs, dans tous les pays du monde »). Et c’est cette accumulation de larmes, de perpétuelle tristesse qui va le pousser à avoir des pensées suicidaires (« j’ai même pensé à m’acheter un gun », « Balle dans le cœur, pouf, plus de feeling »). Ce qui le pousse également à une telle extrémité, c’est l’impossibilité tragique d’accéder au bonheur, qui pèse sur la grande majorité des artistes, comme tient à l’indiquer Bupropion qui répète 8 fois dès le premier morceau « askip le bonheur c’est que pour les gens normaux ». Si cette répétition laisse entrevoir une lueur d’espoir, la dernière phase du morceau les gens normaux « je n’suis pas comme les gens normaux » et la première du morceau jamais demandé « le bonheur il ne parle pas ma langue » y mettent fin immédiatement. Et cet espoir éteint se répète à plusieurs reprises dans le projet, où, dès que l’artiste va essayer d’aller mieux, d’extérioriser la rivière de tristesse qui coule dans ses veines, il va se rendre compte que son effort est vain. Il exprime ce sentiment dans les derniers mots de l’envolée au ciel, où tout d’abord l’écriture, son processus créatif, se révèle inutile, avec « j’ai écrit mais les mots parlent moins que les silences ». Une quinzaine de mots plus tard, c’est sa musique toute entière qui devient superflue à ses yeux, puisque son but avec Haven, monter jusqu’au ciel, atteindre l’espace, est dépourvu d’intérêt puisqu’il n’est « qu’une étoile au milieu d’un million ». Il résume cette tragédie langoureuse avec la phase « l’espoir se perd en litres se gagne en grammes ». Cette tristesse est donc due à la condition d’artiste torturé de Bupropion, trop spécial pour être heureux, à la perte d’êtres chers comme son grand-père mais surtout à l’absence d’une femme, la seule qui pourrait lui apporter le bonheur.
Un reflet féminin absent, symbole d’espoir
Au fil de l’ep, le rappeur lyonnais s’adresse constamment à quelqu’un en utilisant la deuxième personne du singulier. Parfois, ce « tu » se transforme en « elle » et on comprend au bout de quelques morceaux qu’il s’adresse à une femme qu’il a aimée, mais qui est partie. Il pourrait s’agir de sa copine comme de sa sœur ou même sa mère, et s’il ne le précise pas, (ou alors quand il en parle, c’est flou, car parfois il parle de sa mère et d’autres fois il parle d’ « amour sauvage ») c’est pour que l’auditeur puisse s’identifier à cette absence, quelle que soit l’identité du disparu en question. Bien qu’elle ne soit pas morte, c’est tout comme pour le jeune artiste qui va jusqu’à faire son deuil et parler d’elle comme de quelqu’un d’injoignable, sans pour autant penser à l’oublier un seul instant. En effet, son absence l’obsède et elle constitue la raison principale de sa tristesse. Même ce qui semble être son « haven » devient obsolète comme il l’exprime sur vole avec « jeter la clé, la cabane prendre feu ». La solitude le pousse à presque lui dédier son œuvre, en marquant constamment sa présence avec les pronoms personnels « elle » mais surtout « tu ». Ce procédé atteint son paroxysme lors du morceau lève la tête, dans lequel les deux pronoms reviennent fréquemment et se changent même parfois en « on », ravivant ainsi la nostalgie de Bupropion. Cependant, ce morceau possède une seconde lecture. En effet, les conseils qu’il prodigue à cette femme absente sont si personnels qu’on pourrait croire qu’il s’adresse à lui-même, à son lui du passé. De plus, il décrit la vie de cette femme comme s’il l’avait lui-même vécue, décrivant quelqu’un de très triste, le deuil d’un être cher et les tentatives suicidaires, ce qui correspond et s’applique parfaitement à lui-même. Dans ce morceau, il fait sa propre psychanalyse, analysant ce qui a pu le rendre si triste, et essayant d’aider son lui du passé dans un refrain laissant entrevoir pour la première fois depuis le début du projet une lueur d’espoir. A défaut de pouvoir aller mieux, il tente d’aider son lui d’avant, pour qu’il ne reproduise pas les mêmes erreurs que lui, afin qu’il ne tombe pas dans le même abime de tristesse que lui. Si dans les couplets il se contente d’énumérer la pile de malheurs qui pourrait rendre son lui d’avant triste, il l’encourage dans un refrain planant à rêver, à vivre, à prendre le temps d’observer le monde. C’est un moment fort de l’album, touchant par l’intimité qui se tisse entre lui et son passé. Il conclut son morceau en citant la source de son malheur éternel avec « toute la jeunesse qu’on a eue est ratée, j’pense que oui c’est logique de regretter ». Grâce à ce morceau introspectif, nous pouvons tracer un parallèle entre deux reflets : d’un côté, celui de son « haven », représenté sur la cover de l’ep par une cabane rendue floue par l’eau et de l’autre le sien, invisible ou absent, qui devrait être représenté par une femme. Car s’il peut s’adresser de la même façon à cette femme qu’à son lui d’avant pendant tout un morceau, c’est qu’elle constitue le reflet de son être, ce qui explique l’absence de reflet de Bupropion sur la cover, car ce devrait être elle, mais elle est partie. Il est donc condamné à vivre dans la solitude, sans même un reflet pour l’accompagner, qu’il exprime avec cette phase sur vole, « j’regarde passer les heures comme un enfant quand t’es partie ». Cependant, cela ne l’empêche pas de pouvoir ressentir un semblant de bonheur en pensant à cette femme, et bien qu’il sait pertinemment qu’il ne la reverra plus, il tente de garder contact avec elle (« j’espère que tu m’écriras là où tu vas ») et de lui clamer tout l’amour qu’il a pour elle à de nombreuses reprises, tout d’abord en montrant l’amour (un amour pas spécialement romantique, seulement de l’amour pur porteur d’espoir) qu’il possède avec « ma seule énergie c’est l’amour, j’sais pas ce qu’il s’passe si je l’coffre, c’est le seul qui se multiplie à chaque fois que je l’donne ». C’est un message d’espoir et d’amour, seul au milieu de l’océan de désespoir et de résignation qui compose le morceau le plus triste du projet, les gens normaux. Ensuite, il va se servir des refrains envolés des deux morceaux suivants, en premier lieu sur Lève la tête avec « Faut qu’tu voies, comme il est beau le monde, dans lequel t’enchaîne les pas. Il faut qu’tu lèves la tête », où il tente de lui redonner de l’espoir, et en second lieu sur Vole« Vole, où les nuages de verre jonchent le sol ; Une vie vaut plus cher auprès de toi ; J’espère que tu m’écriras là où tu vas » où il lui avoue ce qu’il a sur le cœur puis il tente de garder contact avec elle. Avec ces deux exemples d’amour et d’espoir, l’artiste semble s’adresser à une personne défunte, notamment parce qu’il décrit un monde « dans lequel t’enchaines les pas », qu’il lui conseille de voler et qu’il la sollicite afin qu’elle lui écrive depuis là où elle est. De plus, il prétend qu’ « une vie vaut plus cher auprès de toi » et comme nous l’avons vu précédemment, il tente à plusieurs reprises de rejoindre l’autre monde. Cependant, cette hypothèse semble être balayée par le dernier morceau où l’on entend Bupropion où il demande à cette femme : « faut qu’tu viennes avec moi ». Si cette phase est également destinée à l’auditeur, on peut sentir la volonté de Bupropion de monter au ciel, mais de ne jamais revenir, changeant ainsi ce voyage en une nouvelle vie heureuse. Le dernier morceau, où la prod vole seule dans nos oreilles, semble nous transmettre que l’artiste est bel et bien monté au ciel, et que c’est cette musique qui l’a accueillie. Cependant, les bruits de pluie qui constituent les dernières notes, nous rappelle tragiquement que peu importe où se trouve Bupropion, il sera toujours accompagné par sa tristesse.
Conclusion
Haven est sans aucun doute l’un des projets les plus forts et uniques de cette année 2023, de par son
ambiance unique et sa tristesse, si bien décrite qu’elle en devient poétique. Avec cet Ep, Bupropion
nous fait voyager, réfléchir, respirer mais surtout il nous fait ressentir des choses, et il n’y a pas plus
important que cela, surtout dans une industrie à la poursuite des statistiques qui semble dénuée
d’émotion. Alors merci pour les larmes, merci pour l’espoir, et merci pour la musique.
Ecrit par Lucien Rocques